Je crois en ceux qui marchent


à pas nus
face à la nuit

Je crois en ceux qui doutent
et face à leur doute
marchent

Je crois en la beauté oui
parce qu’elle me vient des autres

Je crois au soleil
au poisson
à la feuille qui tremble
et puis meurt
en elle je crois encore
après sa mort

je crois en celui
qui n’a pas de patrie
que dans le chant des hommes

et je crois qu’on aime la vie
comme on lutte
à bras le corps

Jean-Pierre SiméonSans frontières fixes, Éditions Cheyne
Partage de Dominique A, heureux facteur poétique

Traversée de l’herbe nue

j’ai marché ce matin
sur un rayon de soleil

j’ai su que j’étais là où je devais être
à cet instant sans impatience

oubli oublieux de toute mémoire
dans la rature de l’instant présent
en coïncidence avec le multiple

porte battante de l’écriture
rester à l’envers du mot
là où le sang bat,
la vie ne se ride pas,
le doute n’a pas prise

glissée entre deux organes
devenus feuillages
la Part du Souffle

Geneviève BertrandL’Impatience du tilleul, Éditions de l’Atlantique
partage de Dominique A, facteur poétique heureux

Leçons & Coutures

ARIANE DREYFUS
Il fut une fois la mise en danse sensuelle et sacrée d’une nue-bête-poète dans tout le grand bruit grammatical pris dans la bouche des autres où tout parle, le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément, où tout est plein d’âmes (oui oui oui !) de doulce fureur et en transe de tous les termes afin, afin de jouir au souverain degré des contentemens suprêmes d’écrire au-dessus des mots, pour retomber sur ses mots

ANTJIE KROG
Comme la liberté ça n’existe balle, ordonc, passer à l’acte poétique et que quelquement cela se fasse, faire que les poème soit une rafale de mots, et un acte utile de combat, et utile comme la pluie, et une arme d’assaut, et de défense contre les attaques, et d’attaques contre les défenses, et une arme de persuasion subliminale, car la poésie, hé, bien visée, ça peut faire mal

Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II, Éditions Isabelle Sauvage
Partage de Dominique A, heureux et facteur poétique

Discours au bureau des objets trouvés

J’ai perdu quelques déesses entre le sud et le nord
ainsi que bon nombre de dieux entre l’est et l’ouest
Quelques étoiles s’éteignirent pour moi, le ciel m’est témoin.

Une de mes îles, puis une autre sombra dans les abysses.
Je ne me souviens plus où j’ai laissé mes griffes,
qui parade dans mes poils, qui occupe ma carapace.
Mes frères et sœurs sont morts avant d’atteindre la rive,
un seul petit os en moi fête cet anniversaire*.

Je sortais de moi-même, dilapidais vertèbres,
perdais mes esprits un nombre incalculable de fois.
Depuis longtemps j’ai fermé mon troisième œil à ce propos,
haussé les branches et passé la nageoire.

Tout perdu, dispersé, semé aux quatre vents.
Je m’étonne moi-même du peu de moi qui reste :
seule et unique personne, provisoirement humaine,
qui cherche son parapluie perdu il y a une semaine.

Wisława Szymborska, Je ne sais quelles gens,
traduction Piotr Kaminski, Éditions Fayard
– partage de Dominique A heureux et facteur poétique

* retour annuel d’un jour marqué par un événement survenu le même jour une ou plusieurs années auparavant

Ici [partout]

en ne regardant rien que l’air
on change aussi de ciel

en changeant de ciel
on change de vue

en changeant de vue
on change de pensée

en changeant de pensée
on change tout naturellement de vie

Claude Margat, Matin de silence, L’Escampette éditions

Normale saisonnière [extraits]

Some mist is likely to develop, especially towards the coast.

Elle prend des notes en écoutant les radios anglaises en lisant les livres en regardant les télévisions sur des petits cahiers noirs à lignes sans grands ni petits carreaux. Elle note des mots des expressions et gribouille des figures des silhouettes des faces de rat et des fleurs. Parfois aussi des oiseaux ou des éléphants. Quand le temps s’y prête dans sa véranda sous le soleil plongeant. Elle étire ses jambes. Un chat ou autre se niche et ronronne et elle lui ou autre s’endorment à hauteur de nuages.

Elle a deux mots nouveaux sous son oreiller.

Sofia Queiros, Normale saisonnière, Éditions Isabelle Sauvage
Partage de Dominique A heureux facteur poétique

Une femme sans pays

À la pire heure de la pire saison
de la pire année de tout un peuple
un homme quitta l’asile des pauvres en compagnie de sa femme.
Il se mit à marcher, ils marchèrent ensemble, vers le Nord.

Mais la famine la rendait si fiévreuse qu’elle ne put le suivre.
Alors il la souleva, la porta sur son dos.
Il marcha ainsi vers l’ouest, l’ouest encore, enfin le nord.
Jusqu’à ce qu’à la tombée de la nuit, ils fissent halte sous le firmament gelé.

Au matin, on les retrouva morts tous les deux.
De froid. De faim. Victimes de toutes les toxines de l’histoire.
Mais elle avait les pieds serrés contre sa poitrine à lui
Qui lui avait offert la chaleur de son corps en ultime cadeau.

Ce seuil, ce n’est pas à un poème d’amour de le franchir.
Pas de place ici pour l’éloge imparfait
des grâces faciles et de la sensualité du corps.
Seulement le temps de faire l’inventaire impitoyable qui suit :

Leur mort, à tous deux, pendant l’hiver 1847.
Leur degré de souffrance. Leur vie.
Le lien qui peut unir un homme à une femme.
Et les heures sombres où l’on en donne la plus belle preuve.

Eavan Boland, Une femme sans pays
Traduction Martine De Clercq, Le Castor Astral
Partage de Dominique A, heureux facteur poétique