« Aujourd’hui je vois clair, je vois des choses que je ne voyais pas avant. J’ai bien fait de travailler jusqu’au matin, ça n’est pas bon pour le travail du lendemain de travailler toute la nuit, parce qu’on se fatigue. En même temps les recherches de la nuit sont tout profit pour la séance du lendemain, ceci contredit cela, mais au moins ce matin c’était très bien. » (…) « Est-ce bien vrai qu’on travaille mal quand on est fatigué, qu’en dites-vous? Même fatigué, on ne travaille pas si mal. Et puis du moment qu’on est au travail, la lassitude, le manque de sommeil, on s’en fout. On n’a pas besoin d’être fatigué pour ne pas faire ce qu’on ne fait pas, ni de ne pas être fatigué pour faire ce qu’on fait. Je ne peux pas parce que je suis fatigué… ça, ça n’est qu’une excuse pour justifier la paresse ». Le raisonnement lui-même semblait tiré par les cheveux, mais j’étais davantage ému par la passion avec laquelle, plutôt que de vouloir vaincre la lassitude, il se débarrassait tout bonnement du problème. Cette attitude, il la pratiquait à la lettre sans un jour de répit depuis au moins vingt ans. Et cet homme disait : « Jamais je ne me suis avancé aussi loin, j’ai aujourd’hui le courage qui m’a toujours manqué. Être libre à ce point, non, je n’y croyais pas moi-même. Il n’y aura plus jamais d’impasse, maintenant que la voie est ouverte je vais pouvoir avancer encore et encore… Ah, la splendeur de votre visage, l’inimaginable profondeur et immensité de l’espace, si seulement j’étais capable d’en reproduire un milligramme, un millième ! « . p 70
« Merde ! Complètement raté. Je ne sais plus comment faire, disait-il, répétant indéfiniment le même combat désespéré, de tentatives en destructions. Je n’ai pas le choix. Ou je continue ou je crève. »La sculpture était chaque jour démolie et refaite, chaque fois plus serrée, plus ferme, plus aigüe, plus légère, une étrange impression de vie l’habitait. « Léger et lourd à la fois… aigu et rond… en même temps doux et violent, voilà ce qu’il faut faire. Le vrai visage est tout ça disait-il souvent.Car un travail qui avance, c’est un travail qui n’a pas de fin, c’est une possibilité augmentée de courir après la réalité, et plus on serre de près l’objet, plus il s’éloigne. La question n’est pas de faire un tableau mais d’attraper un peu plus de réalité, aussi n’avait-il que faire d’une masse d’œuvres : ce qu’il voulait c’était pousser le travail jusqu’au bout. (…) Si seulement il pouvait « mieux attraper » ce visage, ou même une partie de ce visage, il serait content… Seulement il n’y a pas de limite « au mieux ». p 208-209